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Extrait :
page 346 Campagne des mers du Sud
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CHAPITRE IV Voyage aux îles Marquises.
En faisant ses inspections administratives, l’amiral s’aperçut un jour que la colonie allait manquer de farine et de bœufs ; ce fut alors que le Seignelay reçut l’ordre de se rendre aux Marquises, où nous avions un troupeau et où on pouvait sans doute trouver de la farine.
En conséquence, le 8 novembre, nous laissâmes Tahiti pour effectuer notre petit voyage aux îles Marquises. Mais nous avions bien autre chose à faire que d’aller chercher des vivres dans un pays qui ne passe pas précisément pour avoir des ressources considérables. En effet, à Nouka-Hiva, nous trouvâmes sept barils de farine et quatorze bœufs! Encore fallut-il se fâcher tout rouge avec le résident, M. le lieutenant de vaisseau Doublé, qui ne voulait pas diminuer l’effectif du troupeau que le gouvernement lui avait confié.
En plus de cette mission des victuailles, nous devions toucher à Anaa pour y déposer quelques passagers et voir ce que faisait le nouveau résident, M. Grolleau, que nous trouvâmes très content de son sort, mais dont les idées je crois commençaient à déménager.
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Le commandant Mandine profita de son séjour de six heures devant l’île d’Anaa pour m’envoyer sonder près de la passe sur un petit banc de corail, et déterminer le point où l’on pouvait mouiller un corps-mort pour les petits bâtiments qui font le cabotage dans les îles Tuamotous.
Nous aurions aussi à installer un poste de gendarmes à la Dominique (groupe sud des Marquises), parce que M. Hort, sujet anglais, avait établi sur cette île une grande plantation de caféiers et de cotonniers.
II fallait bien protéger ce sujet anglais contre les inoffensifs Canaques de la Dominique, qu’on s’obstine à considérer comme des gens très dangereux parce qu’il y a quelques années, ils ont mangé par mesure de représailles une jeune fille canaque dont le grand-père avait mangé la grand-mère de celui qui provoqua ce crime.
Comme on voit, c’était une vengeance à la manière corse, et remontant à la deuxième génération. Mais il n’y avait nullement à s’étonner de cela dans un pays sauvage où la seule loi reconnue est la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent.
Depuis cette triste affaire, nous avions trois ou quatre fois fait le siège de divers villages, incendiant tout, pour s’emparer des coupables. Enfin, un jour, on en prit un qu’on amena en grande pompe à Tahiti pour le juger selon les lois françaises. Il fut condamné je crois à dix ans de prison, mais n’a jamais pu comprendre ce qu’on lui voulait. Il avouait bien avoir mangé de la jeune fille, mais il considérait que c’était là son droit «et son devoir»2.
M. Hort, nouvellement marié avec une jeune et jolie Anglaise de Tahiti, était peut-être excusable de craindre pour sa jeune femme un sort semblable à celui de la jeune fille canaque. Mais alors il avait un moyen bien simple : c’était de rester à Nouka-Hiva,
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où il faisait précédemment ses affaires. Ce qui eût été plus sage de la part de l’amiral, c’eût été de prendre un peu moins les intérêts des sujets anglais et un peu plus ceux du gouvernement français.
Bref, pour installer ce poste de gendarmes, composé de trois hommes et un brigadier, on avait embarqué à bord une demi-douzaine de ces braves gens, un margi chef et le lieutenant de gendarmerie Bonnaire !
Aussitôt arrivés à Nouka-Hiva, nous fîmes connaître à M. le résident Doublé la mission dont nous étions chargés, le priant en conséquence d’envoyer les Canaques prendre au lasso le plus de bœufs possible, car ces animaux, comme les hommes du pays, vivent à peu près en complète liberté. Puis nous fîmes route de suite pour l’île de la Dominique, à la baie des Traîtres, où nous arrivâmes le 13 novembre. Le 14, nous installâmes la gendarmerie française dans un village où depuis vingt ans vivait un vieux missionnaire qui n’avait jamais eu à se plaindre de personne. Pour installer les gendarmes, il fallut acheter des terres et une maison ; ce fut M. Hort, dont on allait protéger les cultures, qui vendit terres et maison au gouvernement.
Après cette expédition, étant retournés à Nouka-Hiva, nous y embarquâmes les barils de farine trouvés sur la place, et les quatorze bœufs que M. Doublé avait bien voulu faire prendre, tandis que pour le compte de nos amis de Tahiti qui vivaient en popote, et pour notre gamelle, nous embarquâmes une trentaine de moutons, qui sont très communs et très beaux aux îles Marquises ; ils coûtaient environ vingt francs l’un. L’amiral avait oublié ou ignorait cette ressource, car nous n’en achetâmes pas un seul pour le compte de l’État.
Le 23 novembre, nous étions de retour à Papeete, et ce petit voyage avait été suffisant pour constater
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la prudence excessive du commandant Mandine en ce qui avait rapport à la navigation. Cette prudence frisait quelques fois… la pusillanimité. Cette façon de naviguer jurait terriblement avec les audacieuses manœuvres de notre précédent capitaine M. Aube.
Nous ramenâmes de Nouka-Hiva un commis de marine, M. Gazengel, et son chien César! Mais M. Gazengel débarqua seul, son chien ayant obstinément refusé de le suivre. Les prières, les menaces et les coups, tout fut inutile, il voulait rester sur le Seignelay; alors on l’attacha par le cou et par les pattes et on le porta à terre. Dans la nuit, il rongea ses liens et revint à bord à la nage. Lorsqu’il eut recommencé une demi-douzaine de fois ce tour de force, M. Gazengel se décida à nous abandonner cet animal, qui était fort beau et qui avait une si grande affection pour les matelots.
Nous eûmes plus tard l’explication de l’attachement de ce chien pour les marins. César était le chien de la Mésange que M. Chapuis avait perdu dans son premier voyage aux Marquises !
Son amitié pour le Seignelay ne porta pas bonheur au pauvre animal ; car à peine y avait-il huit jours qu’il s’était donné à nous qu’un matin qu’il avait suivi la compagnie de débarquement au tir à la cible, il revint avec une balle dans la patte, et il fallut tous les soins dont il fut entouré pour qu’il n’en mourût pas. En fait il se rétablit et en fut quitte pour une légère claudication.
César ressemblait étonnamment au chien Fox que le commandant Aube avait perdu au Centre-Amérique ; aussi fut-il résolu que nous le donnerions à M. Aube lors de notre rentrée en France. Mais le lendemain de notre arrivée à Valparaïso, notre cuisinier, qui l’avait emmené à terre avec lui en le tenant en laisse, fut assez maladroit pour le laisser empoisonner. Je laisse à penser si à son retour bord le cuisinier fut bien reçu.
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La farine et les bœufs que nous avions rapporté des Marquises eussent été un bien maigre secours pour la colonie ! mais pendant notre voyage était arrivé de San Francisco une goélette chargée de farine. Et deux ou trois bateaux partis des Sandwich et de la Nouvelle-Zélande, chargés de bœufs, étaient prochainement attendus à Papeete !
2 Affaire ayant eu lieu en 1875