Le musée du quai Branly rend hommage à l’art de Polynésie et à ses traditions aujourd’hui réinventées. Reportage aux îles Marquises, au cœur d’une culture en plein renouveau.
par Hortense Meltz, envoyée spéciale du magazine « Beaux Arts »
« Les Marquises, c’était l’archipel du silence. Mes parents refusaient de me raconter les rituels, les légendes marquisiennes car, pour eux, « c’était diabolique. Ils avaient été « lavés » par les missionnaires. On ne dansait plus sur les rythmes marquisiens, l’artisanat était en plein déclin, quelques vieux sculpteurs continuaient à travailler dans l’indifférence générale.» Nous sommes en 1968.
Benjamin Teikitutoua, Président du Comité organisateur du festival des Marquises en décembre2007. Photographie prise lors du départ des délégations
À l’époque, Benjamin Teikitutoua est adolescent, à Ua Pou, l’une des six îles habitées de l’archipel marquisien. Aujourd’hui, il préside le festival des arts des Marquises. En décembre 2007, pendant une semaine, Ua Pou, célèbre pour ses douze necks, de hautes colonnes basaltiques qui lui donnent un modelé grandiose, a vu sa population passer, le temps du festival, de 2000 à 5500 habitants. Pourtant l’île est difficile d’accès, trois heures d’avion de Papeete à Nuku Hiva, puis encore une demi-heure de Twin Otter pour atterrir enfin à Ua Pou. Le festival des Marquises, organisé tous les quatre ans, est devenu l’événement phare de la vie culturelle polynésienne. Hier encore, personne n’aurait pu imaginer ce renouveau.
«Le peuple marquisien se meurt, il n’y a rien à en tirer»… À partir de 1887, les rapports sur l’état des Marquises se succèdent, ne pouvant que constater la rapide disparition d’un peuple. En 1842, après son annexion par la France, la situation de l’archipel continue de décliner car aucun moyen financier ou humain n’est mis en œuvre pour sauver la population. Les hommes
sombrent dans l’alcool, la drogue, et succombent aux épidémies apportées par les marins.
Sur 20 000 habitants en 1842, on n’en dénombre plus que 2000 en 1918. Il faut attendre le début des années 1920 et la politique démographique du docteur Rollin, administrateur des Marquises, pour enrayer la chute de la courbe de natalité. Au même moment, la lente évangélisation casse les structures traditionnelles en interdisant la pratique du tatouage, la danse et le chant. Les tiki, symboles païens, sculptures emblématiques en bois et pierre, sont détruits ou envoyés en Europe comme preuve de la conversion de la population. La culture de tradition orale n’y résiste pas. Paradoxalement, c’est un évêque, monseigneur Hervé Le Cléac’h, qui sera l’un des animateurs du réveil identitaire. «À mon arrivée, en 1971, j’ai d’abord regardé le paysage, puis j’ai étudié le comportement des gens et j’ai cherché à découvrir ce qu’était leur histoire. Les Marquisiens ne la connaissaient plus», raconte-t-il.
Vue du tohua, grande place communautaire, île de Ua pou. Construit entre le XVIe et le XVIIIe siècle, il était utilisé lors des cérémonies festives. Abandonné au XIXe, il a été restauré à l’occasion du dernier festival. Au premier plan, une oeuvre contemporaine en tuf rouge sculptée à Nuku Hiva et offerte à Ua Pou lors du festival .
Avec la prise de conscience de son identité et le réveil linguistique, une culture nouvelle s’ébauche aux Marquises.
Pour sauver cette culture en voie de disparition, Hervé Le Cléac’h lance une vaste enquête auprès de la population. « Connaissez-vous vos ancêtres ? Parlez-vous votre langue ? Que pensez-vous de vos traditions ? » En 1979, l’association culturelle Motu Haka (le rassemblement) est créée à l’initiative de l’évêque pour sauvegarder le patrimoine marquisien. Cette première prise de conscience s’accompagne d’un réveil linguistique en réaction à la décision du gouvernement territorial d’imposer, en 1982, des cours de langue tahitienne à l’école (différente du marquisien). Motu Haka obtient la reconnaissance officielle de la langue de l’archipel et la création d’une académie marquisienne.
Danseur traditionnel pendant le festival des Marquises, en 2007. Vêtu d un costume en feuilles d’auti (plante sacrée), il exécute la danse du guerrier. Son casse-tête indique sa fonction de chef de danse.
Un salutaire retour aux sources
Sur sa lancée, l’association inaugure, en 1987, le premier festival des arts aux Marquises. « On a commencé à recueillir les souvenirs des personnes âgées, ensuite on a effectué des recherches sur la base des travaux des ethnologues et des navigateurs », raconte Benjamin Teikitutoua, alors instituteur à Ua Pou et membre fondateur de Motu Haka. La musique, qui rythme les chants et les danses (dont les fameux haka), est au cœur de ce processus de reconquête de la mémoire. Jadis, le pahu, un tambour traditionnel, était la base de la musique marquisienne et régnait en maître. Herman Melville, dans Taïpi, qui raconte son séjour à Nuku Hiva, en 1842, a évoqué une fête, centrée autour de pahu gigantesques, dont on jouait continûment pendant plusieurs jours. Ce tambour sur pied, un fût en bois évidé pouvant atteindre deux mètres de haut, était recouvert d’une peau de requin fixée par de la fibre de coco. Sa fabrication avait été abandonnée et même oubliée jusqu’à la création du festival qui vit renaître les grands pahu. Le musicien et chanteur marquisien Jean-Paul Landé a entrepris de fabriquer un pahu à l’ancienne à l’occasion du festival de 1991. «Je me suis rendu avec le sculpteur Tuarae Peterano au musée de Tahiti pour mesurer le pahu des Marquises qui y est conservé. J’ai aussi travaillé à partir de photographies. On s’est rendu compte que le même procédé était utilisé pour tous les tambours, quelle que soit leur taille. La difficulté du travail tenait au respect des proportions et à la reconstitution du système d’attaches. Pour les premiers pahu, nous avons attaché, détaché, attaché de nouveau, jusqu’à trouver la bonne technique.»
Cette mobilisation de la population à la recherche de ses racines a permis à monseigneur Le Cléac’h de se réjouir: «Il est certain qu’une culture nouvelle s’ébauche aux Marquises.»
Les voyagistes ne s’y trompent d’ailleurs pas, les îles Marquises sont devenues une destination recherchée et haut de gamme malgré la difficulté d’accès, le manque de vols internationaux et d’infrastructures locales.
Par quel miraculeux tour de force 8000 Marquisiens ont-ils réussi à faire renaître leur culture et revendiquer leur identité ? Débora Kimitete, première adjointe au maire de l’île de Nuku Hiva, capitale des Marquises, avance une explication : « C’est peut-être parce qu’en 1920 ils n’étaient plus que 2000. Un peu comme sur l’île de Pâques. Ce sont les survivants d’une culture qui a bien failli disparaître.» Une culture aujourd’hui bien vivante à l’image des tiki en bois ou en pierre qui envahissent les marchés et les maisons. Symbole du renouveau de la sculpture marquisienne, le tiki est le demi-dieu le plus connu du panthéon marquisien, en sa qualité de créateur de l’homme. La tête incarne le mana (la puissance), le visage est dévoré par d’immenses yeux en amande qui témoignent de ce pouvoir surnaturel alors que la bouche étirée, laissant voir la langue, ou parfois les dents, défie l’ennemi et l’adversité. Aux moments clefs de la vie de la tribu, il devenait indifféremment réceptacle de la divinité ou des ancêtres légendaires.
Symbole du renouveau de la sculpture marquisienne, le tiki est le demi-dieu le plus connu du panthéon local.
Tiki contemporain en cocotier (1,60 m de haut) sculpté par Philippe Amedé Teikitohe
Des tiki, Séverin Taupotini en vend beaucoup. Installé à Nuku Hiva, il sculpte avec ses deux derniers fils de 16 et 17 ans dans l’atelier qu’il a construit dans son jardin. Séverin fait partie de la vieille génération, celle qui a réussi à maintenir la sculpture en vie. Ce n’était au début qu’un complément de revenus dans une économie de subsistance. « En 1958, j’avais 13 ans, j’ai commencé à sculpter mais je faisais aussi le coprah, les cochons, les bananes et la pêche.»
Son neveu Damas Taupotini, installé quelques centaines de mètres plus loin, a aussi un coup de patte sans égal pour copier des pièces traditionnelles. À partir d’un catalogue d’exposition, il sculpte un magnifique casse-tête dans du bois de fer, commandé par un client de Papeete pour 250 000 francs CPF (2000 euros). Aujourd’hui, à 40 ans, il cherche sa propre inspiration.
De copiste à artiste
Il fait partie de ces sculpteurs que Débora Kimitete aurait aimé emmener avec elle, à New York, en mai 2005. Le Metropolitan Museum of Art inaugurait alors «L’art des îles Marquises». «Parmi nous, il y a des artisans.
Le u’u (massue, casse-tête) était la propriété des guerriers. La partie supérieure porte le motif de la tête, censé augmenter le mana (pouvoir). Les stries qui cernent les yeux représentent un motif de tatouage arboré par les guerriers.
Aujourd’hui, quelques-uns sont de vrais artistes, pas seulement des « reproducteurs ». Je voulais les faire voyager pour enrichir leur imaginaire et qu’ils posent un regard neuf sur le travail de leurs ancêtres. » Une idée que partage Mate Bruneau qui a hérité son nom d’un lointain ancêtre breton. Après avoir travaillé sur l’atoll de Mururoa, comme maçon puis agent de police, Mate commence à sculpter à son retour à Ua Pou. Pendant cinq ans, il ne réalise que des répliques. «Il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré un sculpteur venu de France qui m’a dit de sculpter selon mes envies. À l’époque, je réalisais des objets culturels, du marquisien type. La première fois que j’ai vraiment créé quelque chose, il m’a fallu du temps. Le problème était dans ma tête, j’avais peur que l’on m’accuse de renier ma culture. Maintenant, j’en suis convaincu, quand tu crées, c’est universel, tu es toi, tu fais partie de l’univers et des Marquises aussi.»
Désormais, ils sont quelques-uns à signer leur œuvre, non à la demande du touriste qui veut s’assurer que son tiki n’est pas d’importation chinoise mais pour revendiquer une création à part entière. Art traditionnel et art contemporain sont étroitement associés à l’affirmation de l’identité culturelle des Marquises.
Trois questions à… Tara Hiquily, chargé des collections ethnographiques du musée de Tahiti et ses îles, Papeete
Les danseurs portent des ornements en plumes de coq sauvage, en coquillages, en os de cochon ou de cheval.
Quel est le statut de l’œuvre d’art polynésienne ?
Un musée ne prend pas du tout en compte, et c’est normal, les dimensions immatérielles attachées à l’objet. On parle de réalisations sur lesquelles on a peu d’informations. On les réduit à une dimension esthétique. Dans la civilisation polynésienne, il y avait un goût pour les belles choses, une recherche de l’objet extraordinaire et de la difficulté. Mais la dimension esthétique était en arrière-plan. Un objet était le symbole du mana, le pouvoir d’une chefferie, de son principal ancêtre et l’incarnation de cette généalogie.
Qu’est-ce qu’un objet « authentique » ?
On parle d’objets « authentiques » jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire au sujet des productions dans la lignée des objets avant le «contact» (Wallis débarque à Tahiti en 1767, Bougainville en 1768, Cook en 1769). On ne prend pas en compte ce qui va être créé à la fin du XIXe siècle dans un style acculturé, destiné uniquement à la vente et que l’on appelle «curios». Ici, il y a assez peu d’art populaire, comme les selles marquisiennes qui sont, par ailleurs, superbes.
Quel regard les polynésiens portent-ils sur leur patrimoine ?
Le statut de l’objet polynésien a évolué en Occident grâce au regard des artistes du XXe siècle. Depuis quelques années, on lui reconnaît le rang de chef-d’œuvre artistique. En Polynésie, nous n’en sommes pas là. Il y a eu un regain d’intérêt pour deux raisons. Ces objets ont symbolisé une quête identitaire qui passait par la revendication de leur propriété. Et parce que le monde commençait à s’y intéresser. Avant, les Polynésiens chrétiens les abandonnaient quand ils n’avaient plus d’utilité (herminettes en pierre, hameçons en nacre) ou les ont détruits ou déposés dans des lieux tapu (interdits, sacrés), comme pour les statues de divinités. Ces objets ont aussi servi de monnaie d’échange avec les étrangers.
Pour contacter l’auteur de cet article, merci d’adresser vos e-mails à : courrier@beauxartsmagazine.com
A lire :
Polynésie – Arts et divinités (1760-1860), catalogue de l’exposition sous la direction de Steven Hooper, coéd. Musée du quai Branly / RMN, 288 p., 300 ill.
« Le réveil des Marquises » : Texte original paru dans Beaux Arts Magazine Juillet 2008, publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Ia Orana!
Quel bel article, riche d’informations!
Merci pour les belles photos aussi!
J’ai été au Salon des Marquises à Papeete, un spectacle, ce sont vraiment des artistes au 100%.
Je vous souhaite un bon réveillon au bout du monde, et une merveilleuse année 2009.
Nana.
Dany
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j’ai eu la chance de rencontrer Ben en juin 2018, c’est un personnage extraordinaire et les Marquises lui doivent beaucoup.
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