Brel et les Marquisiennes

     La nuit tombait déjà sur Hanakee Pearl Lodge, et nous évoquions le souvenir qu’avait laissé Jacques Brel aux Marquises. Je racontais à un ami journaliste assis au bar, celui nous qui avait offert la dernière bière de la soirée, ce dont se souviennent les femmes mûres de ces îles éloignées du reste du monde.

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     Les Marquisiennes aujourd’hui mères de famille se rappellent avec émotion Jacques Brel et Madly. Elles étaient jeunes et pensionnaires à Atuona et celles originaires des autres îles de l’archipel ne rentraient qu’une fois l’an chez leurs parents, à la fin de l’année scolaire. Brel emmenait lors de ses tournées avec son avion bimoteur « Jojo »  quelques-unes d’entre elles, à Ua Pou où il atterrissait assez régulièrement. C’est avec bonheur qu’elles étaient ses passagères et elles étaient très heureuses de pouvoir rentrer chez elles  à Noël ou à Pâques plutôt qu’à la sainte Trinité, et plus rapidement sans être soumises à une longue navigation en pirogue, en baleinière,  ou sur une goélette agitée sur une mer parfois déchaînée. Le retour par bateau durait ordinairement plusieurs jours quand il leur fallait débarquer d’abord les autres filles sur leur île.

     Trente ans après, les Marquisiennes gardent un souvenir ému  de Brel et Madly qui ont quelque peu allégé la dureté de leur vie de pensionnaires à l’internat de Sainte-Anne.  Madly donnait des cours de danses et Brel des séances de théâtre et le couple suggéra aux sœurs l’organisation de la première kermesse.

     Son anticléricalisme n’empêcha pas Brel d’avoir de bonnes relations avec les religieuses qui dirigeaient d’une main de fer l’institution la plus importante des Marquises, le pensionnat qui recevait des jeunes marquisiennes très jeunes, parfois dès l’âge de six ans, qui restaient séparées une année entière de leur famille et ce jusqu’à la fin de l’adolescence afin de les soustraire et c’est un fait historique, à la dureté de la vie quotidienne dans ces îles, pour les éduquer à la religion certes  mais   essentiellement à compter des années 20 sous l’impulsion de l’administrateur de l’archipel, le Dr Rollin, pour protéger leur virginité qui ordinairement dans les vallées se perdait bien avant le début de la puberté,  sous  la brutalité des hommes d’une société qui avait perdu tous ses repères.

     Abusées, les femmes devenaient infécondes ou ne pouvaient mener à terme leur grossesse et le peuple marquisien allait totalement disparaître. Ce n’est qu’après 1930 que la courbe démographique s’inversera. Les pensionnaires de Sainte-Anne devinrent des mères de familles nombreuses et elles eurent sans l’assistance médicalisée que l’on connaît aujourd’hui beaucoup d’enfants, de huit à quinze voire plus pour certaines. Brel et Madly ont ainsi rencontré lors de leur séjour à Atuona la seconde génération de cette résurrection démographique alors que le renouveau culturel était encore loin d’être amorcé.