
Taiohaï, Fort Collet, le 30 octobre 1842.
Depuis longtemps une grande fête se préparait, ce qui m’engageait à presser les travaux du fort, ignorant ce que pouvait occasionner la réunion de quatre peuples à Taiohaë ; cette fête se remettait de jour en jour, afin de pouvoir en faire les préparatifs, qui ne se terminaient pas ; enfin, le 13 octobre parut être celui fixé pour la solennité. Voulant bien disposer tout le monde de la baie, je profitai d’un dimanche pour aller chez tous les chefs, les voir et leur faire quelques petits présents qui leur fussent agréables pour la cérémonie. Je me fis accompagner par M. Rohr, lieutenant d’artillerie, qui commence à parler le kanak. Tous me reçurent on ne peut mieux; partout sur mon passage je fus appelé et obligé d’entrer dans une foule de cases, pour y prendre du lait de coco, du fruit à pain, ou une espèce de popoye qu’on faisait à l’instant. A la vérité, cela valait un collier à une femme, une paire de boucles d’oreilles à une autre, un couteau à celui-ci, un rasoir à celui-là, cependant le plus souvent rien, ce qui ne modifiait nullement la satisfaction que chacun paraissait éprouver. Je rentrai au fort, extrêmement satisfait des dispositions que j’avais trouvées chez tous les sauvages, sans la moindre exception. Le 12, à deux heures de l’après-midi, Témoana, escorté de quelques indigènes en grand costume, vint m’inviter, ainsi que toute la garnison, à aller au koïka, ce que j’acceptai pour moi et un officier, mais je refusai pour les troupes, par des raisons que je ne lui donnai pas ; il me supplia de me faire accompagner d’au moins 80 hommes armés, me faisant valoir que les Hapas et les Taïpiis ne venaient que pour nous voir, et que les Français étant à Noukahiva cette fête était probablement la dernière de ce genre ; que particulièrement les Taïpiis n’étaient jamais venus et qu’ils ne reviendraient probablement jamais ; qu’il avait dit que nous étions leurs amis et qu’ils ne nous connaissaient pas ; je cédai enfin à ses instances, me promettant de prier le commandant de la Boussole de m’envoyer quelques hommes en remplacement de ceux que j’emmenais avec moi, ce qu’il m’accorda peu après dans la visite que je lui fis avec le roi, qui se rendit à son bord pour lui faire la même invitation. Il fut arrêté que la Boussole m’enverrait 40 hommes au fort quand je le quitterais, et qu’elle ferait un salut de 9 coups de canon à huit heures en hissant le pavillon. Témoana me dit qu’il viendrait le lendemain me chercher pour me montrer le chemin et faire son entrée au koïka, en même temps que les Français qui devaient m’accompagner.

Le 13, à 6 heures du matin, le rappel fut battu, on distribua à chaque homme deux paquets de cartouches, l’un avec et l’autre sans balles : on chargea les armes ; le roi vint nous chercher comme il me l’avait promis. A 6 heures 3/4, confiant au capitaine Fouques la garde du fort avec 120 hommes qui lui restaient, plus les 40 de la Boussole, nous partîmes à la tête de 80 hommes, composés de 15 tirailleurs, 25 marins, 40 soldats et 2 tambours, 3 officiers dut fort et 4 de la Boussole. Arrivé au sentier qui conduit au koïka, je fis former les troupes sur un rang ; elles furent suivies d’une cinquantaine de kanaks aussi en armes, qui nous attendaient sur la plage. Après avoir, pendant trois quarts d’heure, parcouru un sentier étroit et difficile, qui conduisait dans le ravin assez profond où nous nous rendions, j’aperçus parmi les arbres le lieu de la fête : nous étions à 50 pas des maisons qui entourent le koïka. Je fis faire halte et former sur deux rangs. Nous n’avions jusque-là rencontré que peu d’indigènes ; je les supposais déjà au rendez-vous. Nous étions à peine en ordre qu’une voix assez forte prononça quelques paroles qui furent suivies du cri de guerre des sauvages ; il fut répété trois fois avec un ensemble d’autant plus étonnant, qu’il paraissait poussé par trois ou quatre cents hommes portant de ces larges poitrines que vous leur connaissez : l’épaisseur du bois et les accidents de terrain nous dérobaient leur vue. La férocité de ces cris, répétés par l’écho du silencieux ravin et des vallées voisines, produisit sur les figures une impression d’étonnement dont je ne pus me défendre moi-même. Je fis faire le roulement, et nous entrâmes, tambour battant, dans un carré long entouré de maisons en appentis, sans façades intérieures, et placées sur une élévation d’un mètre qui forme un trottoir tout autour de la place intérieure, plantée de grands arbres qui y donnent un ombrage éternellement frais. A ma grande surprise, je n’aperçus que peu d’hommes, mais 6 à 700 femmes étaient accroupies sous les appentis et sur le trottoir du pourtour, qui, entre les maisons et la cour, occupe un espace de 3 à 4 mètres. Nous fûmes reçus par les vieillards, qui toujours président les fêtes, et par le grand-prêtre, qui, me prenant par la main, me désigna les maisons et le trottoir du petit côté de droite, qui nous étaient réservés. Je remarquai sur toutes les figures de ces vieux sauvages un air de contentement de nous voir parmi eux, ce qui contribua à me convaincre que la marque de confiance que nous leur donnions nous faisait faire un grand pas dans leur affection. Je dirigeai les troupes à la place qui leur était désignée, et après quelques recommandations aux hommes et aux officiers, je fis reposer sur les armes pour attendre les événements dans cette position. Cette précaution prise, je descendis dans le milieu du koïka ; j’allai voir les femmes des chefs que je connaissais déjà. Partout je fus accueilli avec une cordialité vraiment touchante : c’était à qui me prendrait la main. Le roi, qui me suivait, m’indiqua la place qu’occupaient les femmes des trois peuples qui, comme nous, étaient ses hôtes : les Hapas étaient à notre droite dans les cases du grand côté, à leur suite et vis à vis de nous étaient les Teiis, à notre gauche les Taioas et les Taïpiis-oumis de la baie du Contrôleur. J’avais à peine terminé, que Témoana me demanda si je voulais qu’il fît entrer les hommes, ce à quoi je répondis affirmativement. L’intérieur alors se remplit d’indigènes dans toute la beauté et l’originalité de leur parure : on fit prendre les tams-tams dans la maison tabou, on les plaça au milieu de la cour, ils furent aussitôt entourés de kanaks qui s’accroupirent et furent eux-mêmes enveloppés d’un cercle de guerriers en grand costume, se tenant debout et faisant face au centre ; c’étaient les Teiis qui allaient chanter leur tamaï. Témoana me fit placer dans l’intérieur de cette réunion, qui me reçut avec un orchestre composé principalement de trois tams-tams de différentes grandeurs, deux petits, un très grand : ce dernier était entouré de tapa blanche et rouge et surmonté d’une tête de mort sans chairs : la peau sur laquelle on devait battre était celle d’un requin (elle était tendue par un moyen analogue à celui en usage chez nous). On comptait, en outre, dans l’orchestre, autant d’instruments qu’il y avait de mains, dont le battement se mariait aux voix avec une cadence et un ensemble surprenant. Un vieillard donna la voix, et le calme profond des collines fut de nouveau troublé par le cri de guerre que nous connaissions déjà ; il fut suivi du tamaï des Teiis. Ce concert dura quelque temps ; il fut terminé par une décharge de mousqueterie, que Témoana fit faire à ses hommes, les seuls qui eussent apporté des fusils. Au même instant on vint porter devant le front de bataille de nos troupes assez de feuillage pour en couvrir le trottoir qu’elles occupaient, puis on y déposa des cochons sortant du four, des fruits à pain coupés en deux, des cocos et des cannes à sucre. Je fis former les faisceaux, et le repas des makaoui (nom qu’ils nous donnent) commença. Là ne se bornèrent pas toutes les attentions qu’on eut pour nos hommes. Comme on s’aperçut qu’ils ne quittaient pas leurs rangs et que personne ne pouvait boire dans des espèces de petites pirogues pleines d’eau qui avaient été apportées en même temps que les comestibles, une dizaine de sauvages, pendant tout le temps que dura la fête, furent chargés de leur donner à boire dans de grands bambous fermés par une extrémité, taillés en sifflets de l’autre, contenant environ deux sceaux d’eau. La longueur de ces vases permettait de servir les consommateurs à cinq ou six pas, ce qui leur procurait l’avantage de se rafraîchir sans bouger de leurs postes. Après le chant des Teiis, celui des Hapas eut lieu dans le même ordre ; vint ensuite celui des Taioas, puis enfin celui des Taïpiis, dont le cri de guerre parut encore plus féroce que celui des trois premiers peuples ; mais, à part cela, toutes les figures indiquaient le plaisir et la confiance ; et, chose étonnante, que j’avais déjà remarquée dans d’assez nombreuses réunions, où il était cependant question de partages d’intérêt, jamais de dispute, la plus grande soumission aux injonctions des vieillards ou des chefs, quelle que soit leur exigence, sans empressement, il est vrai, mais en gens qui ont l’air de dire avec indifférence : « Nous allions faire telle ou telle chose, les vieillards et les chefs ne le veulent pas, faisons ce qu’ils disent, ils savent mieux que nous ce qui doit avoir lieu. » Quelques sauvages vinrent danser devant nos hommes, comme pour leur montrer leur agilité et la vigueur de leurs poses. Une femme taïpii y vint aussi sans aucun vêtement. Les étrangers demandant à voir le cheval de Témoana, on l’envoya chercher ; le roi le monta et fit quelques tours au trot, puis au galop, sans avoir pris la précaution de se faire faire place ; mais elle ne manqua pas, car tous se sauvaient sur son passage avec l’expression de la crainte. Cependant une espèce de colosse taïpii, plus brave que les autres, et se croyant sans doute d’une grande force, ce qui devait être, dit : «Qu’est-ce que c’est que ce cochon-là ; » (car vous savez qu’ils appellent le cheval Pouaca Piki Kenana, cochon qui porte l’homme) «Ce n’est rien, je suis plus fort que ça.» Témoana qui avait entendu l’espèce de défi du présomptueux, lança son cheval ; le Taïpii sortit de la foule et se mit en devoir d’exécuter ce qu’il avait dit. Témoana, qui avait été piqué de cette audace, heurta cet homme debout au corps, l’envoya rouler dans la poussière à deux ou trois mètres, et continua comme si de rien n’était. Le malheureux se releva avec là plus piteuse figure que j’ai vue de ma vie. Attribuant cet événement à une maladresse, le docteur et moi nous nous approchâmes, et grande fut notre surprise de le trouver entouré de gens qui, au lieu de le plaindre, lui riaient au nez, en ayant presque l’air de demander bis : c’est alors que j’appris ce qui avait donné lieu à l’accident.
Chaque peuple ayant terminé ses chants et payé son écot, nous nous mîmes en devoir de régler le nôtre. Je fis descendre les troupes, que je fis placer dans le sens de la longueur de la cour, et elles exécutèrent des feux de peloton, de division et de deux rangs, à poudre, avec un ensemble qui leur attira de nombreuses marques d’admiration de tous les indigènes qui étaient présents. Je fis, en dernier lieu, charger les armes à balles, et nous sortîmes du koïka, tambour battant, et enchantés les uns des autres. Le roi nous reconduisit ; de retour au fort, je fis faire, à sa prière, une salve de neuf coups de canon, pour que, disait-il, ses invités entendissent de près le bruit du pouiketa. Il parut fier de nous avoir pour amis, et heureux de la confiance que nous lui avions montrée en tenant prendre part à la fête qui venait d’avoir lieu, et à laquelle assistaient pour la première fois des troupes européennes, Comme moi, Amiral, vous conclurez, sans doute, que pour le moment nous sommes on ne peut mieux avec les Teiis, ce que, du reste, leur conduite à notre égard me prouve chaque jour.
in Annales maritimes et coloniales Tome 83 Revue coloniale 1843

William Leblanc raconte à sa manière cette fête dans un livre publié à Paris, 52 années plus tard !
Je me souviens que, quelques mois après notre arrivée à Nouka-Hiva (17 décembre 1842), je fus témoin d’une grande koïka, fête en l’honneur de l’amiral Dupetit-Thouars. Té Mohana, roi de la baie de Tahiohaé, vint inviter M. Collet, gouverneur, et tous les Français à y assister. Ce cas était extraordinaire, car, suivant les coutumes, je le répète, les étrangers sont exclus de toutes les cérémonies indigènes.
Le lendemain, dès le matin, le roi, accompagné de tous les chefs de la baie, vint au fort, en grand costume de guerre, chercher les autorités françaises, et, vers dix heures, l’état-major, accompagné d’un peloton de cinquante hommes de troupe, se mit en marche. Une heure après, l’on arrivait au houla-houla, qui ne sert qu’aux grandes solennités.
Une multitude innombrable remplissait déjà l’enceinte ; à notre entrée, elle poussa le cri mille fois répété de : Kaoha, Farani, meïtaï Farani / Bonjour, Français, bons Français !
On fît ranger le peloton au fond du quadrilatère qui forme l’enceinte, et l’on fît manœuvrer, puis exécuter quelques feux de peloton, des charges à volonté qui produisirent une grande joie parmi les naturels.
Une des cases avait été préparée pour recevoir les chefs ; la chaire du grand prêtre était entourée d’une quantité de cochons rôtis, de fruits à pain également rôtis, de cocos et de grandes calebasses de popoye.
La foule n’attendait que le signal du grand prêtre pour manger ; il le donna enfin, et tous se mirent à jouer des mâchoires.
Les officiers mangèrent du cochon rôti et du fruit à pain, ce qui parut faire beaucoup de plaisir à tous ces bons sauvages. Les soldats trouvèrent le cochon excellent ; aussi, plus d’un en emporta-t-il un morceau pour son repas du soir.
Le festin terminé, deux jeunes garçons et deux jeunes filles sortirent de la foule et exécutèrent des danses très échevelées, sautant en ouvrant les bras avec force et les ramenant ensuite gracieusement au-dessus de leur tête ornée de fleurs. Tout cela était accompagné des chants de la foule et des sons assourdissants de leur tam-tam, du papaki et des battements de main de tous les assistants.
À un signe de Pakoko, tous les bruits cessèrent, et le plus grand silence régna.
Le roi Té Mohana monta un cheval qu’il avait reçu en cadeau de l’amiral, et fit trois ou quatre fois le tour de l’enceinte au galop ; cette démonstration fit beaucoup d’impression sur les naturels qui poussaient des exclamations à n’en plus finir, car c’était le premier cheval que l’on vît dans l’île. Le roi se tenait sur la bête aussi solidement que l’eût fait un singe de cirque. Les danses recommencèrent un moment, et, quand elles furent terminées, le grand prêtre harangua la foule.
Les chefs entrèrent en conférence, et nous nous retirâmes, accompagnés des mêmes cris qui nous avaient accueillis à notre arrivée.
in William Leblanc Souvenirs d’un vœux Normand 1895 Réédité « Au vent des îles » 2006
