Rapt & Esclavage en 1862

En quelque six mois, le rapt et l’esclavage de plus de 3000 Polynésiens dans de nombreuses îles,  a détruit profondément  cette civilisation car les pertes humaines ont été une perte considérable de leur histoire mémorielle étant donné que ces civilisations étaient jusqu’alors de transmission orale, laissant alors la porte ouverte aux colonisateurs occidentaux pour installer leurs systèmes administratifs, économiques et religieux…

Mondialisation pour le bonheur des uns et le malheur des autres.


Ce principe guiderait-il l’équilibre des échanges commerciaux et mondiaux ?
Une sorte de jeu « qui gagne un peu, perd beaucoup » ? Jusqu’à en perdre la vie ?
La lettre que Mr Verger, propriétaire terrien à Bois-Groland, transmet le 23 août 1857, au Président de la section d’agriculture de la Vendée, informe sur les avantages du guano du Pérou ; engrais encore peu usité dans le département, tandis qu’il a fait la fortune des agriculteurs anglais, et qu’il est employé avec tant de succès dans les départements limitrophes la Mayenne et la Sarthe. Mr Verger souhaite que le gouvernement autorise l’introduction du guano en franchise, dans tous les ports de la France, même par navires étrangers.
Le guano, « wanu » en langue quechua, est un engrais naturel utilisé depuis des siècles par les paysans péruviens. Rapporté en Europe en 1802 par l’explorateur Alexander von Humboldt, le guano est, à partir de 1840, qualifié d’engrais biologique extraordinaire. Dès 1845 son exploitation commence sur les îles Chincha.
Pour le Pérou, pays en très grandes difficultés financières, c’était l’occasion de faire rentrer de l’argent, beaucoup d’argent. Ces îles sont recouvertes jusqu’à 40 m de guano, des siècles de fientes. Exploiter cette ressource devient une priorité. Au XIXe siècle, tout le monde cherche de l’engrais pour améliorer le rendement des cultures.
Les ressources des îles Chincha, trois îles minuscules au large de la côte sud-ouest du Pérou, sont alors livrées à l’exploitation intensive du guano, plus de 12 millions de tonnes. Les courants de l’océan Pacifique qui entourent ces îles sont riches en plancton. Toute cette zone très poissonneuse est ainsi la principale source d’alimentation des milliers d’oiseaux marins vivants sur les îles. Fous de Bassan, cormorans de Bougainville, mouettes… viennent y chercher leur nourriture et nicher.
Le sol de ces îles, granitique et de ce fait imperméable, explique la présence de telles quantités de guano ; comme il pleut rarement, le lessivage des fientes est limité. Malgré la petite taille des îles, on installe un petit chemin de fer, des rampes d’accès aux dizaines de bateaux qui vont transporter le guano en passant le cap Horn.

Chinamen working guano Chincha Islands entre 1862 et 1865
Henry de Witt Moulton – BNF

Les ouvriers recrutés pour extraire le guano, avec la promesse d’un avenir radieux et des salaires mirobolants, sont logés dans des taudis. Ils sont nombreux à venir du sud de la Chine pour travailler dans des conditions dangereuses et déplorables. Ils seront nombreux à mourir sur le chantier ou à se suicider en se jetant du haut des falaises. Tous extraient le guano à la main, puis l’engrais est transporté dans des brouettes jusqu’à des wagonnets qui prennent la route du quai.
L’ingénieur Louis Simonin, qui s’est rendu aux îles Chincha décrit les conditions terribles d’abattage du guano par les ouvriers chinois : « La poussière, l’odeur, sont capables d’asphyxier un novice. Il est impossible, pour qui n’y est pas habitué, de s’arrêter une heure devant les exploitations. Vous avez beau mettre un mouchoir sous vos narines. L’odeur pénétrante de l’engrais l’emporte, et de plus une poussière jaune, saline, s’étale avec complaisance sur votre visage et vos habits. »
En 1862, comme les entrepreneurs qui exploitent le guano manquent de bras, l’état péruvien accepte de confier à des aventuriers la mission d’aller chercher de la main-d’œuvre dans les îles océaniennes. Ils capturent et déportent des centaines de Polynésiens, notamment des Pascuans. On assiste à la même chasse dans tout l’océan Pacifique sud où des esclaves du guano sont capturés.
Selon l’historien américain Henry Evans Maude, 37 navires affrétés par le gouvernement péruvien ont « recruté » 3600 Polynésiens dont 1/3 capturés et embarqués de force avant d’être enfermés dans les cales de ces bateaux-prison.
Le Pérou abolit en 1863 le trafic d’esclaves océaniens, mais certains bateaux arrivent encore chargés de familles entières enrôlées ou capturées. Les Polynésiens débarqués sont entassés dans des lieux immondes. Beaucoup meurent d’une épidémie de variole apportée au Pérou par les équipages de baleiniers américains.
Les Polynésiens survivants sont rapatriés dans leurs îles, mais ils emportent avec eux la variole qui fera aux îles Marquises plus d’un millier de morts à Nuku Hiva, six cents morts à Ua Pou… À Rapa iti, la variole décime les 3/4 de la population. Sur l’île de Pâques, la population est réduite à quelques dizaines d’individus après l’épidémie.
L’exploitation intensive du guano s’est arrêtée en 1879 au Pérou, et partout ailleurs à la fin du XIXe siècle, les engrais chimiques l’ont remplacé.

Loading cars with guano, Chincha Islands- entre 1862 et 1865
Henry de Witt Moulton BNF

Cependant l’exploitation du guano continue au Pérou. Le gouvernement péruvien exploite encore une vingtaine d’îles le long de la côte du pays. Rodrigo Gomez Rovira, de l’agence Vu, a photographié les forçats du guano aux îles Chincha en 2014.
Il décrit des conditions de travail très dures. La journée commence à 4h du matin et se termine vers midi afin d’éviter les fortes températures qui peuvent grimper jusqu’à plus de 35 degrés dans la journée. La chaleur, la poussière, l’effort physique, l’isolement, depuis des générations les modalités de l’exploitation au Pérou n’ont pas changé. Le travail n’est toujours pas réalisé par des machines mais uniquement grâce à la force humaine, les hommes continuent de gratter le guano et le mettent dans des sacs.

West Point of North Island, Chincha Islands- entre 1862 et 1865
Henry de Witt Moulton BNF

Les paysans vendéens, sarthois ou mayennais, anglais et américains qui ont profité du guano pour obtenir de meilleurs rendements agricoles à moindre coût, ignoraient l’enrôlement des Chinois, les captures des Polynésiens, l’enfer que vivaient ces forçats du guano, la mortalité liée à l’insalubrité de leurs conditions de travail et d’hébergement, l’épidémie mortelle de variole arrivée au Pérou par les bateaux en provenance de l’Amérique du Nord. Ils ignoraient la grande mortalité induite par la variole dans de nombreuses îles du Pacifique sud lors du rapatriement des survivants des îles Chincha. Les Polynésiens n’étaient pas vaccinés ni immunisés contre les maladies contagieuses occidentales. En 1920, il ne restait que 2000 âmes aux îles Marquises sur une population estimée plus d’un siècle auparavant à 80 000 personnes ou plus.

View of the Great Pier, with shipping waiting for guano, Chincha Islandsentre 1862 et 1865
Henry de Witt Moulton BNF

Alors qu’en est-il aujourd’hui de notre ignorance au sujet de l‘exploitation de l’homme dans cette gigantesque mondialisation, d’une toute autre dimension que celle du XIXème siècle ? L‘information circulant à la vitesse de l’électricité, nous sommes informés de l’exploitation des adultes et des enfants dans l’extraction des terres rares pour les batteries de nos appareils et machines ; de l’exploitation des adultes et des enfants dans certaines industries textiles à très faible coût, dans les exploitations de l’agriculture commerciale sur quelques continents. Un geste pour la Planète ne serait-il pas de contrecarrer la mondialisation des catastrophes et commencer par sauver les hommes ?


Copyright René DOUDARD janvier 2024

Aux îles de la mort lente

La photographie originale de cette Marquisienne tatouée de Hiva Oa ne montre aucun tatouage sur le visage. Le maquettiste du journal n’ayant aucune connaissance des tatouages des îles Marquises a, inintelligemment, cru bon d’ajouter des signes bizarres voire cabalistiques sur la photo.

L’Intransigeant 20 janvier 1938 Article de Renée Hamon

Marie-Noëlle & Pierre Ottino – Les Marquises, archéologie et identité

Loin des mièvreries entourant le mythe polynésien, l’archéologie des îles Marquises révèle un passé de chefferies complexes avant l’arrivée de James Cook. Les Marquises ont été aussi un monde mourant, celui décrit en 1907, par Victor Ségalen dans les immémoriaux.

Quelle est désormais le rôle de l’archéologie.  Peut-on entrevoir ces mutations, entre déclin, ou renouveau ?

Avec Marie-Noëlle Ottino, historienne UMR Paloc du CNRS et Pierre Ottino-Garanger archéologue, chargé de recherche à l’IRD.

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